Le Taxidermiste

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Taxidermiste - Version Audio
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Il est des légendes des plus dérangeantes que celle du taxidermiste. Peu connaissent son histoire, certaines familles tremblent encore à son souvenir. Celles, qui au plus profond de leur désespoir, ont été contraintes d’accepter ses services.  Les premières traces de son nom et de sa légende proviennent d’une jeune famille Française, dont voici l'histoire.

Au plus profond des Alpes, au beau milieu du vingtième siècle, vivait une petite famille. Au fil de l'année la dame de maison confectionnait du miel et des produits textiles, l’homme, quant à lui, coupait du bois et fabriquait de petits meubles. Ils avaient deux enfants, l'un en âge d'aider à l'empaquetage du miel, l'autre à la découpe du bois. Dans leur plus grand bonheur, ils en attendaient un troisième.

Ils avaient choisi une vie recluse des autres, afin de profiter de la nature et de s'éloigner de la pollution qui arrivait à grand train dans les plus grandes villes. Ainsi leur élevage d'abeilles ne dérangeait personne et profitait d'un air pur pour leur production de miel.

Bien qu’ils pussent vivre en pleine autonomie, ils descendaient au village une fois le mois. Cela afin de faire des provisions et de vendre leurs produits. C’était une famille fortement appréciée de la majorité des villageois, ils étaient accueillants et leurs produits de bonne facture. Même si certains, cependant, restaient sceptiques face au train de vie qu'ils avaient choisi. Ils ne les portaient pas dans leur cœur, la différence apportant toujours une certaine pointe de méfiance.

Une rude soirée d'hiver, la tempête faisait rage et la neige devenait folle autour du chalet familial. La cheminée dévorait les bûches et le vent glacial et brutal faisait craquer les fondations. N'importe qui aurait été inquiet de cette situation. Mais la famille, rodée à l'exercice, jouait tranquillement aux cartes. Les enfants riaient, les parents étaient heureux, mais comme vous vous en doutez, cela ne pouvait pas durer.

Alors que l'heure du coucher approchait, la partie de carte se terminait. Les enfants, bien éduqués, partaient alors se toiletter. Le plus jeune se dépêchait, toujours dans l'euphorie de la soirée. Cependant il se cogna légèrement contre le cadre de la porte. Ce petit désagrément suffit à déloger le fusil familial accroché au mur. Souvenir de l’aïeul et de ses années de soldat, lors de Grande Guerre de 1914. Alors que le fusil atteignit le sol, un bruit plus violent que la tempête gronda. Le jeune enfant, souriant et plein de joie, s'écroula en avant, sans réellement comprendre ce qui venait de lui d'arriver. Le regard vide, la vie commençait à le quitter.

Le père courut, la mère manqua de s’évanouir, personne ne savait ce qui devait être fait. Atteindre le village avec ce temps était impossible. La mère s’empressa de chercher du linge et de l’eau chaude. Le père faisait pression sur la plaie. Le grand frère, perdu, ne semblait pas comprendre la scène qui se déroulait autour de lui. Pendant que la panique s'installait, quelqu'un frappa à la porte. Trois coups, secs et espacés.

Le temps s’arrêta un instant et l’ensemble de la famille se tourna vers la porte. Qui serait assez-fou pour voyager dans cette tempête ? Après ces quelques secondes d'interrogation, la mère lâcha le linge au sol et s'empressa d'ouvrir, de peur que le malheureux voyageur ne gèle sur place. Peut-être était-ce un randonneur perdu qui avait entendu le fusil et qui venait porter ou quêter secours. Ce n’était rien de cela, elle se retrouva en face de celui qu'on nomme aujourd'hui le taxidermiste.


"Bonsoir, j'ai fait aussi vite que possible" dis-t-il d'un ton calme et posé. Il portait un long manteau sombre. Son chapeau projetait une ombre masquant son visage et seul deux yeux d'un jaune hypnotique luisaient dans l'abysse de lumière qu'il représentait. Il semblait maigre, ce qui renforçait sa stature longiligne, lui donnant un aspect irréel et mystérieux. Derrière lui, la tempête faisait rage, devant lui, la mère restait interdite, essayant de comprendre et d'appréhender la situation.

"J'ai cru comprendre que votre enfant avait besoin d'aide, indiqua l'étranger.

-Comment ? hésita la mère, déstabilisée.

-Je suis médecin, sans moi, votre fils ne pourra pas survivre. La balle a touché la rate, il lui en faut une nouvelle. Je peux lui en prêter une pour sa survie."

Le père intervint, laissant son fils dans la flaque de sang au sol, à côté de son frère maintenant paniqué.

"Qui êtes-vous ? Que faites-vous là ? scanda-t-il à l'inconnu.
-Je peux sauver votre fils, il a besoin d'une rate et je suis décidé à lui en prêter une.

Le père ne trouvait pas ses mots. L'inconnu restait calme, mystérieux, cryptique.

"Je crois comprendre que je ne suis pas le bienvenu, je vais donc reprendre ma route" dit l'étranger en se retournant vers la porte. La mère l'interrompit et lui demanda simplement

"Prêter ?
-Oui, je lui prête une rate et je reviendrais la chercher dès lors que j'en aurais à nouveau besoin
-Mais… comment ? Demanda le père
-Ce n'est pas la question que vous devriez poser monsieur. Le comment est assez simple, je lui prête temporairement ma rate.
-Pour combien de temps ? Qu'adviendra-t-il de lui quand vous demanderez votre dû ?
-Il m'accompagnera le moment venu
-Ce n'est pas la réponse que j'attendais
-Vous n'avez pas beaucoup de temps avant son trépas, il me faut simplement votre accord.
-Je. Bafouilla le père
-D'accord, coupa la mère"

Sur ces mots, le taxidermiste hocha la tête en signe de compréhension et entra. Il paraissait plus grand et squelettique que dans la pénombre de l'entrée. Son long manteau noir et ses gants de cuir rendaient sa silhouette uniforme. Il était impossible de déterminer quelconque trait de son visage, comme si son chapeau formait un brouillard épais et sombre, ne laissant traverser que la lumière dorée de ses yeux. Il se fraya un chemin entre les deux parents, ses mouvements fluides donnaient l'impression qu'il flottait. Il ramassa l'enfant et regarda la mère par-dessus son épaule. Elle sursauta en remarquant qu'il manquait un nez à son profil.

"Ne me suivez pas, laissez-moi seul, ce ne sera pas long" dit-il avant de reprendre son chemin vers la chambre parentale, se trouvant au fond du couloir. La situation déjà étrange, atteignit le pic du cauchemar lorsqu'ils remarquèrent que la flaque de sang suivait le médecin, laissant le parquet propre, comme si rien ne s'était jamais passé.

Alors que le père se questionnait sur le marché qu'ils avaient accepté, l'aîné essaya de suivre le docteur. La mère le retint et lui ordonna d'aller se coucher. Malgré une réticence qui se faisait sentir, l'enfant concéda assez rapidement. Son éducation lui avait appris qu'il ne gagnerait pas cette bataille. Il comprit assez facilement qu'il ne pouvait rien faire pour aider ses parents même s’il souhaitait les réconforter et les rassurer.

Il monta les escaliers et se faufila dans sa chambre. Il se mit au lit et alors qu'il regardait le plafond, se demandant ce qu'il allait advenir de son petit frère, une pensée innocente vint faire interruption dans le flot cauchemardesque qui le ravageait : "Je n'ai pas pu faire ma toilette, j'espère que mère ne me grondera pas." Cette simple pensée suffit à lui faire oublier, ne serait-ce qu'un instant, que son frère était en grand danger. Mais cet instant suffit à l'emporter dans les bras de Morphée.

Quand le clic de la serrure de la chambre se fit de nouveau entendre, les parents avait fini de remettre de l’ordre. Ils observèrent les deux yeux jaunes s'avancer dans la pénombre. Presque par magie, sous la force d’une bourrasque de neige, la porte d'entrée s'ouvrit, laissant s’engouffrer quelques flocons portés par le vent. Alors qu'il passait devant les parents, sans les regarder il indiqua que leur fils était vivant. Et alors qu'il s'apprêtait à franchir le seuil, la mère ne pût s'empêcher de demander son nom pour le remercier.

Il s'arrêta brusquement et se tourna vers les parents apeurés. "Nul nom ne me sied. Ceux qui me connaissent, me reconnaîtront. Quand vous me reverrez, alors vous comprendrez.".

Il porta la main à son chapeau. Alors que son manteau dansait dans le vent, lui donnant une apparence fantomatique, il souleva son feutre pour faire sa révérence. Son physique hideux et repoussant apparu alors comme une évidence. Sa peau blanchâtre était striée de cicatrices formant un puzzle, son nez était absent, ce qui renforçait son aspect squelettique. Et le plus étrange, c'est qu'il ne semblait manquer aucune dent au sourire pernicieux qu'il adressait à ses clients.

Il remit son chapeau et la brume épaisse reprit sa place, masquant son apparence. Il s’éclipsa dans la tempête, la porte se refermant derrière lui. Le père s'empressa de sortir pour voir dans quelle direction il était parti, mais il avait disparu. Il regagna l'intérieur et observa sa femme. Ensemble ils dirigèrent leur regard vers la chambre au fond du couloir. "Qu'avons-nous fait ?" questionnèrent-ils à l'unisson.

Ils s’avancèrent à pas hésitant vers la chambre pour y retrouver leur fils. Allongé sur le lit et bordé il semblait endormi. Le père souleva délicatement les couvertures et chercha les traces de sang et les stigmates, mais rien n'était visible. Malgré leur inquiétude, ils se couchèrent autour de leur enfant, cherchant à le protéger, espérant le meilleur, craignant le pire.

Le lendemain matin, quand les parents se réveillèrent ils furent surpris de voir leur petit dernier lové entre eux deux. Ils essayaient de se remémorer les évènements de la veille mais c'était flou. Ils échangèrent un regard d'incompréhension, qui fut rapidement remplacé par un fou rire inexplicable.

Tous semblaient avoir oublié l’accident, ainsi que l'étrange inconnu qui était venu sauver l'enfant. Le quotidien reprenait comme si rien ne s'était passé. Pourtant, quelques mois plus tard, le père remarqua les traces de grenaille de plomb sur le mur.  Il cherchait à accrocher un tableau de famille pour fêter la naissance de la troisième. C’était un cadeau du photographe du village, fervent amateur de miel.

Les traces du coup de feu l'étonnèrent et s’enquit d’aller vérifier le fusil. Une douille, vide, était coincée dans le mécanisme. Il ne se souvenait pas que le fusil fut chargé, encore moins qu’il fut utilisé. Il interrogea sa femme, mais elle n'avait aucune idée de ce dont il parlait. Ce mystère l'intrigua quelques semaines avant de retomber dans l'oubli, préoccupé de s’occuper de sa fille.

Ce n'est que quelques années plus tard, alors que l'aîné venait de fêter ses dix-huit ans, de nouveau lors d'une tempête de neige, que quelqu'un frappa à la porte. Trois coups, secs et espacés. Le père s'enquit d'aller ouvrir, de peur qu'un pauvre fou ne soit en train de mourir de froid. Dès que la silhouette apparut, les souvenirs remontèrent.

Le père libéra le passage, laissant le taxidermiste entrer, apportant avec lui les terribles souvenirs de la famille. Son physique sombre et sa prestance donnait l’impression que plus jamais la joie ne serait présente en ces lieux. Même la tempête qui faisait rage, semblait s’être tu pour laisser place à un silence assourdissant.

Le regard du taxidermiste voyageait calmement entre la mère et le père, sans dire mot. "Nous comprenons, nous honorerons notre parole." dirent-ils ensemble. Cependant l’aîné se leva et enquit l'étranger à révéler son identité. Ce dernier l’ignora et les parents firent signe à leur fils de se taire et indiquèrent à leur second de les rejoindre.

"Tu vas devoir partir avec ce monsieur, dit la mère
-Pourquoi maman ? Qu'ai-je fait ?
-Ce n’est pas de ta faute, dit le père. Ta mère et moi t'aimons de tout notre cœur, mais nous devons respecter ce que nous avions accepté. Aussi douloureux soit le marché, aujourd'hui, nous comprenons.
-Je vous reverrais ?
-Je ne sais pas mon fils, dit la mère, je l’espère.
-Nous serons toujours avec toi, compléta le père".

L'enfant leva les yeux vers l'étranger. Les deux tâches jaunes au milieu de la nuit le fixèrent également. Le fils assura alors à son tour qu'il comprenait et attrapa la main gantée de l'étranger. Ils firent demi-tour et sortirent du chalet.

"Vous comprenez peut-être tous, mais moi je n'ai aucune idée de ce qui se passe" dit le jeune homme en se levant. Il attrapa une lampe et passa devant ses parents avant de s'engouffrer dans la tempête. La mère voulut le retenir, mais le père l'en empêcha. "Il reviendra, ne t'en fais pas. Quand il aura compris, lui aussi, il reviendra".

Le vent glacial brûlait les os du jeune homme. Les flocons étaient comme des lames qui tranchaient sa peau. Ses poumons peinaient à se remplir, lui donnant presque l’impression de se noyer. Il ne perdait pas de vue son frère malgré la faible lueur de sa lampe. L'étranger quant à lui, semblait se fondre dans le décor, il était impossible déterminer sa silhouette dans la nuit. Cela donnait l’impression au nouvel homme que son petit frère était parti de sa propre volonté.

Après quelques minutes dans cette tempête, il aperçut une petite lueur orangée au loin. Dès lors qu'il remarqua que c'était la lucarne d'une porte, il redoubla d'effort pour tenter de les rattraper. Ses cris ne semblaient pas les atteindre. La tempête semblait avaler ses paroles et cherchait à l’arrêter. Après maints efforts, il atteignit la porte. Elle se tenait seule, debout, au milieu du néant. Cela était étrange, mais pas plus que la situation dans laquelle il s'était embarqué. La peur de mourir gelé, il tourna la poignée et se précipita à l'intérieur, sans réfléchir à ce qui pouvait l'attendre.

Le lieu semblait désert. Il hésita à demander s'il y avait quelqu'un. D'un côté il connaissait la réponse, d'un autre il souhaitait se rassurer que sa question reste muette. Mais il se retint, c'était un homme maintenant, la peur ne devait pas s'emparer de ses actions. Il secoua la neige de ses vêtements, se frotta les épaules pour se réchauffer, prit son inspiration et se dirigea vers la grande arche au fond du hall, à la recherche de son frère. Une porte ouvragée lui fit face. Alors que sa main approchait le métal froid de la poignée, il s'arrêta dans son élan. Qu'allait-il faire ? Que pouvait-il faire ? Il n'a que pour arme son courage et il ne fallait pas réfléchir bien longtemps pour savoir que cela ne suffirait pas. Le temps faisait pression sur sa décision, il n'arrivait plus à réfléchir, alors le mieux à faire était de continuer.

Un couloir se présenta à lui. Plusieurs portes longeaient la coursive. Il entrouvrit la première, le noir y était complet. Il poussa entièrement la porte pour y faire percer un peu plus de lumière. On y devinait des étagères avec des bocaux. Il s’enfonça dans la pénombre et attrapa un bocal pour mieux l’étudier. Il manqua de le lâcher quand, par surprise, il vit une paire de globe oculaires le dévisager. Deux yeux d’un bleu azur flottant dans un liquide visqueux et verdâtre. Il reposa le bocal et s’éclipsa. Le dégoût et la peur lui donnait l'impression d'être poisseux. Les autres pièces, elles aussi, semblaient contenir des bocaux. Il préférait ne pas savoir la provenance de ces derniers et ignora les questions qui défilaient dans son esprit.

Finalement, il arriva aux abords d'une porte où des bruits métalliques se faisaient entendre. Il s’introduisit discrètement et se retrouva dans une pièce en angle. La lueur d'une lampe vacillait dans le coin, faisant danser les ombres des outils médicaux posés sur les différentes étagères. La pièce était inhospitalière. Des moisissures recouvraient les murs et le carrelage froid était fissuré. Il entrebâilla légèrement le rideau médical à sa droite. Une jeune femme aux yeux émeraude croisa son regard, scrutant son âme. Il retint son hurlement, de peur qu'on ne découvre sa présence et se maudit pour sa stupidité.

La femme ne bougeait pas, figée dans la position d'une mère qui donne la main à un fils invisible. Le sourire chaleureux, une coiffure rousse impeccable. Elle était vêtue d’un Trench anglais très chic. La scène donnait l’impression qu’elle se promenait sur les chemins d’un parc, admirant le paysage et la faune qui pouvait l’entourer.  Il tendit la main vers la femme, cela confirma sa pensée, elle était morte et le médecin l'avait empaillée.

Il se demanda si ce serait aussi le sort réservé à son frère, il se hâta de reprendre son chemin et s’approcha vers l'angle de la pièce. Le taxidermiste était de dos, devant son frère, allongé sur la table, immobile, apparemment nu et les yeux vides, fixant le plafond. Il n’eut le temps de prononcer mots, car le médecin pris directement la parole.

"Ne t'a-t-on pas appris qu'il était impoli, voir imprudent, de se faufiler chez les gens ?
-Je suis venu chercher mon frère, dit-il d'un ton assuré.
-Je suis désolé, mais je crains que ton frère ne soit décédé.
-Que lui avez-vous fait ? répondit-il d'un ton énervé
-Ton frère est décédé, tu ne peux plus rien pour lui", dit le taxidermiste, enfonçant un trocart dans le corps sans vie comme si de rien n’était.

Cette vision et cette phrase frappa le jeune homme en plein estomac qu'il en tomba sur les genoux. Il avait envie de vomir et la panique l'envahit. Il regarda autour de lui, se demanda ce qu'il devait faire. Malgré sa volonté de se jeter sur son ennemi ses jambes étaient de plomb. Les larmes commencèrent à couler sur ses joues, alors il ne put que demander pourquoi l’avoir tué.

« Je ne l'ai pas tué, ton frère est mort il y a quatre ans. » répondit le médecin, activant la pompe, récoltant le sang du cadavre dans une grande jarre au rythme d’un ronronnement félin. La scène qui se déroulait devant lui était pire que tous les cauchemars qu’il avait pu vivre.

Quelques heures auparavant son frère lui avait offert une photo le représentant, travaillant dans l’atelier de leur père, le sourire aux lèvres. C’était un magnifique cadeau pour son anniversaire. Plus jamais il ne partagerait ces moments avec lui. En ces lieux, l’innocence avait disparu. Son frère ne se trouvait plus dans la pièce, il le savait, mais ne pouvait s’en résigner.  Face au silence, le médecin continua.

"Ne t'as-t-on jamais dit que les apparences sont bien souvent trompeuses ?
-Je… Bégaya l’aîné.
-Laisse-moi finir. Beaucoup te prendrait pour un imbécile d'avoir franchi cette tempête pour tenter de récupérer ton frère. Encore plus de t'introduire chez le monstre qui le tient captif. Tout cela, sans aucune arme. Pourtant j'y vois une certaine forme de bravoure. L'apparence est trompeuse. Te souviens-tu de cette nuit, il y a quatre hivers de cela ?"

Même si les souvenirs étaient présents, il ne voulait pas y croire. Pour lui cela restait un cauchemar et jamais rien n’était arrivé. Il ne trouva pas les mots pour répondre. Le médecin prit son mutisme pour affirmation.

"Je sais que tu me vois comme un monstre, mais ton frère aurait dû mourir ce soir-là. Sa mort aurait produit un choc suffisant pour que ta mère perde son enfant à naître, ta sœur. Sans compter la responsabilité de ton père, garder une arme chargée dans le domicile. Noël chez papa, nouvel an chez maman, c'est ce que tu aurais voulu ? J'ai donné à votre famille quatre années pour faire son deuil. Faire fi de la mort a des conséquences, tu peux me croire.
-Alors vous êtes le héros dans cette histoire c'est ça ? Dit le jeune homme avec un regain d'énergie et une pointe de colère. "Il est bien chevaleresque de votre part de nous offrir ce présent." Continua-t-il d'un ton ironique. "Pour que vous puissiez nous porter le coup fatal et nous arracher le bonheur bien des années plus tard !" Finit-il sur la colère.
-Crois ce que tu veux, petit. Je ne suis ni un monstre, ni un héros. Dit le taxidermiste d'une voix calme et posée. Je ne cherche qu'à blesser que celle qui m'a tout pris, en lui volant ses récoltes. Ton frère est mort, tu n’y peux plus rien, rentre chez toi. »

Un bruit sec se fit entendre, le médecin avait ouvert la cage thoracique et commencer à extraire les organes du corps. Malgré cette vision horrifique, il n’était pas dégoûté car il commençait à comprendre. Cela lui rappela la femme qui se trouvait à l’entrée de la pièce.

-Ces bocaux, cette femme... mon frère va-t-il finir comme lui ? S’enquit l’aîné.
-Cela me concerne, tu n’as plus part à son histoire.
-Il s'agit de mon frère ! Il n'a que quatorze ans. Je dois le ramener pour l’enterrer !
-avait, corrigea le médecin, toujours calme. Je vais te le dire, non pas que tu me l'ordonnes, mais parce que tu es l’un des rares à avoir osé franchir la porte de mon domaine. Ton frère rejoindra ma famille, loin de celle qui arrache aux autres. Il sera heureux avec d'autres qui ont eu sa chance. Tes parents ont accepté le contrat, le corps est mien.
-Mais, vous aviez dit...
-Oui, ton frère est mort, mais ce n’est pas elle qui l’a récupéré. Il aurait dû mourir il y a quatre ans. Je suis intervenu avant qu'elle n'intervienne, aujourd'hui aussi. Comme je te l'ai dit, on ne fait pas fi de la mort à la légère.
-Vous avez donc choisi de lui priver de son passage au paradis
-Elle récolte, je récolte, le reste ne dépend ni d'elle, ni de moi. Le corps n’est qu’enveloppe, l’enterrer ne changera rien pour toi. Je refuse de lui faire offrande de sa chair après ce qu’elle m’a fait. Tu n’y peux plus rien, rentre chez toi maintenant.

Le jeune homme se calmait et les mots commençait à lui manquer. Comme ses parents et comme son frère il comprenait. Sa douleur et son indignation ne pouvait être dirigée contre celui qui lui a offert quelques années de plus avec son petit frère. Lui et sa famille n’était que les dommages collatéraux d’une guerre sans âge. Cela le dégoutait d’avoir été trompé par les apparences. Il se releva et recula. Il ne voulait pas partir, mais ce n’était plus sa décision. Avant de se retourner, il demanda au médecin quel était son nom.

"Celui qui n'a de nom ne peut le voir être inscrit dans son registre. J'ai perdu le mien il y a longtemps et je ne chercherais pas à le récupérer."

Sur ces mots le garçon fit demi-tour, remonta le long du couloir, les larmes coulant sur les joues. Il serrait le poing. Lorsqu'il poussa la porte du hall d’entrée, il se retrouva dans le salon de ses parents   retomba à genoux et ne put retenir ses émotions plus longtemps. Un chagrin incommensurable l’envahit et les larmes étaient devenues torrent.

Ses parents l’enlacèrent, tentant de trouver un peu de réconfort dans le deuil qu’ils vivaient. A l’abri de leur regard, au coin de la pièce, dans les ombres dansantes du brasier de la cheminée, se tenait une ombre figée qui les observait.

Après un instant, l’ombre se mut vers la fenêtre. Avant qu’elle ne disparaisse dans les ténèbres de la nuit, il fut possible d’apercevoir, ne serait-ce qu’une courte durée, la faux qu’elle portait avec elle. Ce soir, comme quatre années auparavant, elle rentrerait les mains vides. Ce deuil n’est plus le sien.

Crédits Visuels & Audios

Chris Pi

Chris Pi

France